vendredi 2 octobre 2015

L'histoire de Serge

SERGE 


              Serge est un vieil homme de 70 ans. Sa routine du soir est bien limée : une fois ses pantoufles aux pieds, il attend dans sa cuisine que l'eau chauffe, patiemment. Lorsque la bouilloire siffle, il se lève en traînant les pieds, à son rythme, doucement, car son mal de dos l'empêche depuis longtemps d'être empressé. De toute façon, ce n'est pas son truc, l'empressement. Avec précaution, il verse l'eau chaude dans sa tasse, la même que tous les soirs ; avec toujours deux cuillères de toujours la même tisane, et toujours un petit cachet d'aspartame. Dans un bocal, il prend une papillote dont l'emballage rutilant promet un moment de fête ; il pose le tout sur un petit plateau où se trouve déjà sa serviette en tissu dans son rond de serviette.

Son appartement est celui d'un vieil homme des années 1950, au papier peint défraîchi, aux couleurs brunâtres, au parquet qui grince sous la moquette. Dans son salon trône un énorme fauteuil qui a déjà la forme affaissée de Serge. Avant de s'y installer, il prend une couverture délicatement pliée et la déplie avec soin sur ses genoux.
Une fois bien installé, son plateau sur les genoux, sa serviette autour du cou, il saisit la télécommande posée sur l'accoudoir et allume, enfin, la télévision. Il y voit une émission au cours de laquelle les participants, des anonymes choisis dans le public, se font hypnotiser par une femme en tailleur. Elle est très avenante avec les sujets de son expérience, cherchant à les mettre à l'aise grâce à sa voix veloutée ; le public rit en chœur.
Serge, en savourant son chocolat, se laisse happer par le programme ; les lumières bleutées de l'écran se reflètent sur son visage et ses yeux, pénétrés de cette même lumière, se font de plus en plus fatigués. La voix de l'hypnotiseuse semble désormais être dans la pièce. Elle tutoie son sujet : « Où es-tu ? Crois-tu que tu sois en train de dormir ? … Tu dois venir avec moi, maintenant. Ferme tes yeux. »

Lorsque Serge rouvre ses yeux, des lumières qui percent l'obscurité du plafond l'éblouissent ; sur les cotés, il voit des taches de toutes les couleurs ; enfin devant lui, avançant sur un sol blanc très lumineux, il distingue la femme en tailleur. Elle lui sourit, puis le félicite. Les taches de toutes les couleurs applaudissent ; la musique vrombit et les rais de lumière floue qui tombent du plafond parcourent le studio dans tous les sens. Serge sourit et retourne s’asseoir dans le public comme le lui demande la voix de velours. Il regarde autour de lui : la tache magenta à sa gauche est une jeune femme blonde qui rit aux éclats. A sa droite, un homme à oreillette fait de grands gestes vers lui, sa voisine et tous les autres que Serge devine derrière lui. Un autre homme à oreillette, plus âgé, passe derrière son collègue et s'enfonce dans un tunnel sous le public. Sans hésiter, Serge le suit derrière une première porte à battants qui donne sur une seconde porte, comme à l'entrée des salles de cinéma. Il pousse lourdement cette seconde porte.

Il se retrouve alors sur le plateau d'un jeu télévisé ; un autre homme à oreillette le presse jusqu'à son pupitre. Immédiatement, un présentateur au sourire carnassier lui pose sans s'arrêter des questions sans rapport les unes aux autres, des questions auxquelles il a rarement la réponse, et d'ailleurs dont il se fiche de connaître la réponse, tout comme le présentateur qui débite sans attendre la conclusion de la manche : victoire, ou défaite peut-être puisque la douche de lumière de son pupitre s'éteint brusquement dans un brouhaha de musique et d'applaudissements. Serge est encore poussé par l'homme à l'oreillette qui lui désigne la femme à oreillette qu'il doit rejoindre dans les coulisses, à quelques pas, derrière le décor, entre les caméras plongées dans l'obscurité et les énormes enceintes qui n'en finissent plus de chanter. Lorsqu'il passe derrière la façade du décor peint, il s'aperçoit avec surprise que ce ne sont que d'immenses et fines planches de bois, derrière lesquelles s'entassent fils, câbles et candidats au grand prix. Évidemment, la jeune femme à oreillette à disparu. Il s'enfonce dans ces coulisses, en tentant de contourner l'amas de candidats survoltés qui sourient, se maquillent, se lèvent et s'assoient, s'embrassent et se poussent. Cherchant toujours la sortie, Serge passe derrière un des rideaux de velours noir qui encerclent le studio.

Derrière ce rideau, il trouve le décor d'un salon ; ou plutôt, un salon qui semble être celui d'une vraie maison, mais décoré par des meubles en plastique bon marché, aux couleurs criardes et au design discutable, éclairés par de nombreux néons blancs et colorés. Il ne trouve personne dans ce grand salon, ni dans la cuisine ouverte à côté. Finalement, il entend des cris aigus et aperçoit derrière une grande baie vitrée des lumières, des couleurs et même ce qui semble être des gens qui dansent. Il sort donc sous la nuit noire dans le jardin, assez vaste mais clos par de grands murs blancs sans fenêtres. Les personnes qu'il a aperçues sont une dizaine, groupées autour d'une piscine à l'eau d'un turquoise lumineux. Elles dansent avec ostentation, se parlent en criant, tantôt en riant, tantôt en pleurant. Serge pensent qu'elles sont sous l'emprise de l'alcool, et il en sent lui même les effets : il voit double ; deux femmes aux longs cheveux bruns qui portent la même robe blanche s'accrochent l'une à l'autre. L'une d'elle s'écrie avec une voix stridente : « Un nouvel habitaaant ! » puis, après un rire, le répète encore plus fort et plus aigu. Les « habitants » se pressent autour de lui dans un vacarme de voix aiguës qui lui donnent le tournis. Il croit voir toujours les mêmes visages s'adresser à lui, voit des cheveux, entend des rires mais ne distingue plus les individus qui l'entourent et le poussent. Soudain, dans un déluge de rires et de cris, Serge se sent tomber en arrière dans un grand bruit d'eau, qui se transforme en bruit de verre brisé.


Serge se réveille, dans son fauteuil, en sueur : sa télévision a disparu et sa porte-fenêtre est cassée ; il entend encore les voleurs rire de leur méfait dans leur course. 


Imaginé à partir du fait-divers suivant: "Rhône : il s'endort devant la télé et se la fait voler durant son sommeil."

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